Cynthia Fleury est une femme essentielle. Psychanalyste, philosophe, citoyenne, engagée et humaniste : cette « irremplaçable » dessine pour nous les contours d’un monde meilleur. Ses essais nourrissent nos réflexions et nos rêves. Et sa pensée, puissamment créatrice, redonne de l’espoir.

« Les livres c’est du réel », dit-elle.

Rencontre avec une bibliophile de profession, et de passion, chez qui « les livres sont indissociables des murs qui tiennent la maison ».

[RW] Cynthia Fleury, quelle lectrice êtes-vous ? Lisez-vous plusieurs livres en même temps, un seul livre à la fois ?

[CYNTHIA FLEURY] Je lis plusieurs livres en même temps, plusieurs livres par jour, plusieurs livres par semaine. C’est mon travail. Mais reconnaissons que je ne lis plus pour le plaisir. J’adore lire mais je lis parce que ça fait partie de ma vie, Je ne sais plus ce que c’est de lire pour le plaisir… Je lis et relis … Simone Weil, Foucault, Hugo, Reverdy, Du Bouchet… c’est très varié, plutôt des sciences humaines, essentiellement de la philosophie, de la psychanalyse, un peu d’histoire, de droit, d’anthropologie. Parfois des biographies à partir du moment où le livre est orienté sur un parcours intellectuel.

[RW] Pour vous lire c’est …

[CF] C’est une manière d’entrer dans le monde, d’être au monde, c’est du réel ; c’est tout sauf s’évader. C’est tenir debout.

[RW] Votre premier contact avec les livres ?

[CF] Assez tardif… Et en même temps assez précoce, dans la mesure où ma mère me constituait une bibliothèque avant même que je ne sache lire vraiment. Et donc j’ai toujours eu une bibliothèque dans ma chambre, j’ai toujours été en « contact » avec les livres, mais je restais à distance. Je n’arrivais pas à lire les livres pour enfants. car j’étais peu encline à l’imaginaire. Ça m ‘ennuyait, ça me tombait des mains. Je ne comprenais pas le caractère « hors sol » des livres, qui racontent n’importe quoi. Pour moi les livres c’est vraiment une porte sur le réel, donc je passais complètement à côté.  Alors que tous mes petits camarades lisaient des livres, moi je ne lisais rien. Mais à partir de 10 ans, là j’ai commencé à lire vraiment beaucoup. Dès que j’ai eu le droit de lire les « vrais livres » alors là, tout d’un coup je suis passée devant tout le monde, très rapidement. Et à partir de là, j’ai vraiment eu un rythme de croisière différent, à partir de 13-14 ans :  je lisais un livre par jour.

[RW] Le premier livre qui vous a marqué ? 

[CF] Je suis plutôt entrée par la littérature étrangère ; qui était aussi la littérature que préférait ma mère. Il y avait une collection à l’époque que j’adorais, qui était chez Stock : la collection internationale, la rose. Il y avait Arthur Schnitzler, Stefan Zweig, Tolstoï, Yasunari Kawabata… Un des premiers textes que j’ai lu était un texte assez court : ça s’appelait  « Le renard » de David Herbert Lawrence qui n’est, au passage, absolument pas un livre que l’on lit à 10 ans …

C’est un livre d’amour passionnel entre deux femmes, un homme surgit au milieu de tout ça, et il y a une métaphore sur le renard, l’homme ; et sur ces femmes qui se sont exclues de la vie et qui tout à coup se voient bousculées, vraiment, symboliquement, physiquement, par cette homme. Mais déjà j’étais beaucoup plus sensible au style qu’à l’histoire. Je le suis toujours d’ailleurs. Et moi ce qui m’intéressait en littérature, c’était le style, parce que c’est là où je voyais la porte d’entrée sur le réel.

J’ai lu aussi très jeune un livre que j’ai beaucoup aimé, qui a été très important, qui s’appelait « Portrait d’un mariage », qui est un livre de Nigel Nicolson, le fils que Vita Sackville West a eu avec Harold Nicolson, son mari. Vita Sackville West était un grand auteur, contemporain de Virginia Woolf. Son fils a retrouvé un jour un carnet d’elle. Et il a écrit son livre à partir de celui de sa mère. En effet, «Portrait d’un mariage » raconte l’histoire d’amour avec son mari et avec les femmes qu’elle a aimées,  Violette Trefusis et Virginia Woolf. Et en parallèle, lui a écrit un livre dans le livre, sur ce carnet qu’il découvrait de sa mère. C’est un des premiers livres que j’ai lu, à 11-12 ans. Et j’ai lu ce livre en fait au moment où ma mère le lisait. Il y avait là un partage. Un pacte s’est fait alors : avec les livres, les hommes et les femmes, avec la vie que l’on doit inventer, avec le courage qu’on doit avoir pour tenter de mener sa vie

[RW] Y a-t-il un livre en particulier que vous emmèneriez partout avec vous?

[CF] Là, je suis incapable de vous dire (Cynthia Fleury regarde sa bibliothèque, immense. Rire)

[RW] Le livre que vous aimez offrir ?

[CF] Je n’ai jamais offert de livres parce qu’à chaque fois j’étais terrorisée à l’idée d’offrir un livre. Je préfère amener quelqu’un dans une librairie.

« RELIRE EST UN ACTE MERVEILLEUX »

[RW] Vous relisez beaucoup les livres ?

[CF] Je relis autant que je lis. Relire est un acte merveilleux : un mélange de réminiscence et d’inédit. Un moment où l’on découvre la joie d’être un homme et non pas un ordinateur. Là, dernièrement j’ai relu La Rochefoucauld, La Bruyère, Molière, Dostoïevski, Proust. J’ai relu du Céline, du Foucault. Henry David Thoreau. William Reich. Simone Weil. C’est toujours très éclectique. Mais je lis aussi beaucoup mes contemporains, les chercheurs qui travaillent actuellement. Et puis, j’ai une indulgence naturelle. Je ne traque nullement le mauvais livre. En sciences humaines, je ne trouve jamais les livres inutiles, ou alors, j’oublie. Je garde très peu en mémoire le mauvais.

[RW] Quelle est la place des livres dans votre maison ? 

[CF] Ils sont la maison, et ils ont toujours été comme ça, indissociables des murs qui tiennent la maison. Ils sont « moi ». Mais, attention, si demain je peux mettre tous mes livres sur une clé usb, sincèrement, je le fais. quitte à me faire crucifier par tous les bibliophiles. Les livres sont ma vie, mais je n’ai pas de fétichisme de l’objet. Et depuis que je fais l’expérience, régulière, de ne plus avoir de maison, la nécessité de la virtualisation des livres se renforce.

[RW] Votre bibliothèque est incroyable. Comment les livres sont-ils classés ? 

[CF]   Par ordre alphabétique.

« LES LIVRES C’EST DU REEL » 

[RW] En quoi les livres sont-ils essentiels dans notre vie, et dans notre société ?

[CF] Comme je vous le disais tout à l’heure, les livres c’est du réel ; disons les choses autrement : c’est ce qui nous a précédé, c’est la communauté des hommes , c’est la communauté des âmes et ce qui nous survivra. Grâce à eux, on découvre la famille humaine, au sens vaste du terme ; tout d’un coup, malgré les frontières, les origines différentes, les cultures différentes ; immédiatement   on fait communauté avec l’autre, on fait monde avec l’autre, alors que généralement dans la vie de tous les jours, précisément pas ; il y a des obstacles, il y a des frontières qui au contraire sont des fermetures. Un livre, ça fait de vous un passe-muraille pour la vie. Cela vous renvoie à une condition première d’humanité.

[RW] Êtes-vous d’accord pour dire, à partir de là, que le livre c’est comme une résistance, comme un engagement?

[CF] Oui nécessairement, même si, aujourd’hui, « l’entrée » dans la culture s’appuie de moins en moins sur le livre ; elle s’appuie sur l’acte de lire, éventuellement, mais pas nécessairement sur les livres, sous-entendu les livres de grandes références. Aujourd’hui vous pouvez entrer dans la culture par les graffitis, par la musique, par la vidéo par l’art plastique, par quantité des choses qui ne sont pas, entre guillemets, référencées comme « le livre ». Pour ma part, je viens d’un monde qui –n’existe plus- (rire) un monde où l’on ne pouvait pas rentrer dans la culture sans rentrer par les livres… Mais aujourd’hui, le livre n’est pas le seul accès à la culture. Pour beaucoup de jeunes  le premier accès à la culture, ce sera les vidéos sur le web, les jeux, le cinéma, la musique, les jeux… Je suis peut-être la dernière génération de cette histoire où la culture, c’était la lecture. Ça n’est pas que le livre est déconsidéré, mais en tout cas le livre n’a plus le monopole d’une grande définition de la culture.

« FAIRE ENFIN SILENCE »

[RW] Quelle est la qualité principale de l’acte de lecture selon vous ?

[CF] Le silence. Faire enfin silence. Le silence est une partie essentielle dans ma vie. J’ai beaucoup de mal avec le bruit, les bruits inutiles, la musique permanente pour tous, c’est insupportable. Le livre, c’est enfin le silence qui advient, même quand il n’y a pas silence. Telle est la force du livre : de faire silence, de créer un espace-temps où le silence est possible. Le silence se crée en soi, indépendamment du brouhaha extérieur. Je lis partout, et grâce à l’acte de lire, je « fais » silence partout. Je lis, et immédiatement se crée l’espace-temps où j’adviens. Une stance. Tu es dans le métro, tu lis, il y a une espèce de monde qui est là, et dehors l’accordéon, quelqu’un qui te pousse, mais la profondeur qui émane de la lecture fait que tu es dans un espace-temps « autre », où précisément tu peux advenir en tant que sujet. S’extraire comme ça du flux de l’aliénation sociale est très important pour moi. Le réel n’est pas la réalité sociale, mais la liberté d’inventer l’émergence. Lire nous apprend cela.

[RW] Pour vous une maison sans livres c’est…
[CF] Ce n’est pas une maison (rire)

[RW] Auriez-vous quelques livres à conseiller ?

[CF] Il ne faut pas se substituer au fait de choisir un livre : l’acte de lire commence déjà là, dans le fait d’aller chercher, de regarder la 4 ième de couv,  de feuilleter un peu, de passer quelques minutes ou quelques heures dans une librairie… En revanche, on peut accompagner quelqu’un, aller voir avec lui, lui montrer une librairie qu’on aime, des auteurs, une collection qu’on apprécie. Cela permet d’enlever le mécanisme d’inhibition, s’il existe. Il y a encore beaucoup de gens qui n’osent pas entrer dans une librairie. Initier quelqu’un à la lecture des grands textes, c’est plutôt ainsi que je procéderais. Ma grand-mère, par exemple, lisait très peu pendant sa vie active. Elle a découvert la littérature tard, avec moi. Evidemment, je lui ai donné les classiques. Avec moi, elle a lu tout Proust, tout Dostoïevski, Zweig, Tolstoï, Balzac Marivaux, voilà les livres d’emblée où je lui ai dit, tiens ça tu vas aimer… Dickens, Hugo… Je continue de lui donner des livres à lire, mais c’est elle qui les découvre seule maintenant, la plupart du temps. En revanche, quand j’étais enfant, lire Le père Goriot, c’était rude pour moi. J’ai réellement apprécié Balzac à 17 ans, et alors, j’ai lu l’intégralité de La comédie humaine. Je me souviens très bien l’horreur que c’était de recevoir, en sixième, la liste des livres faite par le professeur. Les livres que vous êtes censé lire à tel âge. Mais, bon, il ne faut pas renoncer. Il y a quantité de rendez-vous manqués dans la vie. La différence entre les livres et les humains, c’est qu’il est encore possible de réussir ce rendez-vous manqué.

Propos recueillis par Francesca Mantovani (Paris – Février 2015)

Dernier ouvrage paru : « Les irremplaçables » aux éditions Gallimard. En savoir plus en cliquant ici