Les frères Karamazov est le dernier roman de Fédor Dostoïevski. Il a été publié d’avril 1878 à janvier 1880 sous forme de feuilleton dans le magazine le Messager russe. Cette même année 1880, en édition séparée, sort un tirage de 3000 exemplaires dont le succès est immédiat.
Ainsi commence le roman :
« Alexéi Fiodorovitch Karamazov était le troisième fils d’un propriétaire foncier de notre district, Fiodor Pavlovitch, dont la mort tragique, survenue il y a treize ans, fit beaucoup de bruit en son temps et n’est point oubliée. J’en parlerai plus loin et me bornerai pour l’instant à dire quelques mots de ce « propriétaire », comme on l’appelait, bien qu’il n’eût presque jamais habité sa « propriété ». Fiodor Pavlovitch était un de ces individus corrompus en même temps qu’ineptes – type étrange mais assez fréquent – qui s’entendent uniquement à soigner leurs intérêts. Ce petit hobereau débuta avec presque rien et s’acquit promptement la réputation de pique-assiette : mais à sa mort il possédait quelque cent mille roubles d’argent liquide. Cela ne l’empêcha pas d’être, sa vie durant, un des pires extravagants de notre district. Je dis extravagant et non point imbécile, car les gens de cette sorte sont pour la plupart intelligents et rusés : il s’agit là d’une ineptie spécifique, nationale.
Il fut marié deux fois et eut trois fils ; l’aîné, Dmitri, du premier lit, et les deux autres, Ivan et Alexéi, du second. Sa première femme appartenait à une famille noble, les Mioussov, propriétaires assez riches du même district. Comment une jeune fille bien dotée, jolie, de plus, vive, éveillée, spirituelle, telle qu’on en trouve beaucoup parmi nos contemporaines, avait-elle pu épouser pareil « écervelé », comme on appelait ce triste personnage ? Je crois inutile de l’expliquer trop longuement.
J’ai connu une jeune personne, de l’avant-dernière génération « romantique », qui, après plusieurs années d’un amour mystérieux pour un monsieur qu’elle pouvait épouser en tout repos, finit pas se forger des obstacles insurmontables à cette union. Par une nuit d’orage, elle se précipita du haut d’une falaise dans une rivière rapide et profonde, et périt victime de son imagination, uniquement pour ressembler à l’Ophélie de Shakespeare. Si cette falaise, qu’elle affectionnait particulièrement, eût été moins pittoresque ou remplacée par une rive plate et prosaïque, elle ne se serait sans doute point suicidée. »
Les frères Karamazov
Bibliothèque de la Pleiade, Gallimard 2009